Le soleil dans son enfer polaire... (Ovide, Tristes)
par Fanny Gressier
Tristes, III, 10 |
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Texte latin
Siquis adhuc istic meminit Nasonis adempti, |
Traduction
Si, de ton côté, quelqu’un se souvient encore de Nason, le banni, et si, sans moi, mon nom survit à Rome, qu’il sache que, placé sous des étoiles qui jamais ne touchent les flots, je vis en pleine barbarie. Tout autour, les Sarmates, peuple féroce, et les Besses et les Gètes, ces noms si peu dignes de mon talent ! |
Si l’on continue à ignorer les raisons exactes de ce châtiment – il semble qu’Ovide aurait été témoin d’une scène compromettante, impliquant probablement des proches de l’empereur, – le châtiment, lui, nous le connaissons. En effet les deux recueils de lettres adressées à Rome par le poète, les Tristes puis les Pontiques (Tristes Epistulae et Ex Ponto Epistulae), évoquent largement ce qu’est sa vie quotidienne dans ces régions trop récemment conquises par Rome pour que la civilisation romaine y soit parvenue.
Le livre I évoque le trajet qui l’a mené jusque là ; le II, composé d’une seule lettre longue de près de 600 vers, constitue une justification d’Ovide. Il écrit le livre III alors qu’il a déjà passé un certain temps à Tomes (l’actuelle Constanza), résidence qui lui a été assignée.
■ Une Lettre
Ce dixième poème du livre III est donc une lettre, même si les marques épistolaires en sont très réduites ; l’auteur ne craint pas de se nommer dès le premier vers Nasonis adempti ; rappelons que Naso est le cognomen, le surnom, de Publius Ovidius ; le destinataire, lui, reste anonyme et même hypothétique : s’il en est un qui se souvienne de l’exilé... discrétion de la part du poète qui veut éviter dans tout ce recueil de compromettre, en donnant leur identité, les amis restés fidèles.
Toutefois, la marque de seconde personne apparaît aussi avec l’adverbe istic, « là où tu es », par opposition au démonstratif has gentes, les peuples proches de l’auteur.
On peut penser que cette seconde personne a sa pleine valeur, celle d’un irréel qui interpelle le lecteur, lorsqu’elle se retrouve à la toute fin du poème : aspiceres, « tu verrais », (v. 75). Mais Ovide s’empresse de réfuter une telle hypothèse ; il s’adresse à un homme heureux, et une telle contrée n’est vraiment pas une destination souhaitable !
La présence d’Ovide est très importante dans l’ouverture du poème : sine me nomen... meum, et la définition globale qui résume son sort (me... in media vivere barbaria). Ces vers d’introduction traduisent son angoisse. La détresse du poète porte sur l’œuvre déjà accomplie : son nom, son renom – nomen a ces deux sens – persistent-ils à Rome ? Mais son désarroi concerne aussi la possibilité même de poursuivre une œuvre : son talent est-il compatible avec les peuples qu’il est amené à évoquer ? ces barbares indignes !
Par la suite, à deux reprises, un tour à la première personne vient scander le texte : au vers 25 (quid loquar « que dire ? ») pour relancer, de façon très classique, l’évocation, puis dix vers plus loin : « vix equidem credar » « on aura peine à me croire ». Mais, pour souligner d’emblée la véracité d’une expérience vécue, Ovide s’empresse de préciser qu’il n’a rien à gagner à affabuler. Ainsi vidimus (v. 37, puis 49) introduit des phénomènes difficilement crédibles à Rome ; et avec le renchérissement nec vidisse sat est (« avoir vu ne suffit pas »), l’expérience se fait plus précise ; calcavimus « nous avons foulé au pied » un élément inimaginable : durum aequor « les flots durcis ».
■ Ovide et la littérature
Autres traces de la personnalité de l’auteur : les deux références à la mythologie, mentions rapides dont la première (le distique 41-42) prend à partie le malheureux Léandre. Il s’agit de l’amant d’Héro qui se noya en traversant à la nage l’Hellespont pour la retrouver. L’apostrophe ne manque pas d’un certain humour : pouvoir traverser à pied sec eût sans aucun doute été plus sûr ; mais Ovide évoque ici des personnages à qui il a lui-même donné vie en leur « prêtant sa plume » dans deux de ses Héroïdes (18 et 19), la lettre de Léandre et celle d’Héro, pleine d’un sombre pressentiment.
La seconde évocation est celle d’Acontius (v.73, 74) ; là encore, il s’agit de l’« auteur » d’une Héroïde, la vingtième. L’allusion est rapide : Acontius, poète, séduit par la jeune Cypidde, lui a lancé une pomme sur laquelle il avait inscrit une phrase (« je jure par Diane, Acontius, de t’épouser »). La jeune fille a lu à voix haute, et la voilà engagée par ce serment !
Sur les bords du Pont Euxin, aucune pomme sur laquelle graver des messages !
Il est significatif qu’Ovide semble ne pouvoir s’adresser désormais qu’à des figures littéraires, qui constituent sans doute un monde plus proche, plus fraternel.
Seul le tout dernier distique réintroduit la première personne ; la pièce s’achève sur poenam... meam, avec, une nouvelle fois, une certaine ironie, cruelle : le monde est si vaste, et c’est cette terre qui lui a été assignée !
Extrême discrétion donc dans l’emploi des marques personnelles. En revanche la place accordée aux forces de la nature apparaît d’emblée considérable :
• Le vent
Qui agit dans cette contrée sinon le vent du nord ? Ovide le désigne tantôt de son nom technique Aquilon, tantôt de son nom mythologique, lorsqu’il parle de Borée ; ce Borée, que les Métamorphoses qualifient d’« horrifer », est mentionné à plusieurs reprises, avec ses ailes qu’il agite et fait résonner (v. 45) et sa violence quand il se déchaîne (v.51) ; sa complicité avec la neige apparaît dès le vers 11 : Borée est doté d’une volonté que traduit la proposition finale, rendre durable cette neige.
Aquilon prolonge ces actions de Borée ; lui aussi est doté de violence, vis (v. 17) et l’épithète commoti s’applique plutôt d’ordinaire à une personne excitée, énervée ; il se spécialise dans la réduction au niveau du sol de ce qui s’oppose à lui : les constructions élevées et les vers 17, 18 se hérissent de la dentale [t], tandis que rapta et ferat, suggérant un prédateur qui pourrait être humain, annoncent déjà le comportement des sauvages pillards, secum ferre et abducere(v. 65) : « emporter et enlever »; on retrouve ce même thème du nivellement, contre un autre élément naturel cette fois, l’Hister (le cours oriental du Danube) : aequato siccis Aquilonibus Histro.
• Le fleuve
L’Hister est évoqué à plusieurs reprises : dès le vers 7, il apparaît comme un protecteur et l’adjectif liquidus a tout son sens ; son cours est fluide en été ; mais au cœur de l’hiver, au v.27, Ovide a beau magnifier sa puissance en le comparant au Nil (papyrifero amne) du fait de sa largeur et du delta de son embouchure (multa per ora), l’Hister est soumis aux vents et pris par les glaces ; il en est réduit à « serpenter », sa surface constitue désormais une sorte de toit et l’ennemi humain peut alors envahir la contrée (v. 53).
• L’hiver
L'hiver est à son tour (v. 9) personnifié ; paradoxalement, il semble plus visible que les humains eux-mêmes. Ovide le dote d’un visage dont squalentia évoque un caractère excessivement négligé qui renforce l’épithète tristis. De nouveau un adjectif psychologique et un verbe d’action lui sont attribués : dura coercet hiems (v 44).
Neige et gel l’accompagnent ; la neige est associée à Borée ; elle aussi est présentée en des termes humains, parat... habitare (« elle se prépare à habiter , v. 11) ; et son empressement se manifeste avec altera venit, avant toute disparition de la première, l’arrivée de la seconde appartient déjà au passé ; ainsi la neige parvient à persister deux ans, solet in multis bima manere locis (v.16) ; – l’insistance est forte avec solet et in multis locis – voilà qui est difficile à imaginer pour un Romain !
Le gel s’en prend à tout : il attaque la terre, candida facta gelu (v.10), comme les habitants à la barbe blanchie, candida barba gelu (v.22) ; il bloque l’ensemble de la mer (v.37), les navires comme les poissons (v. 47, 49).
■ Des « mirabilia »
Ovide a contemplé en hiver des scènes qui pour un Romain constituent des mirabilia, des phénomènes incroyables, et il les retrace avec vivacité. La transformation des liquides en solides commence avec le vin dont on répartit des morceaux (v. 24), contrairement à l’usage romain (hausta meri). Et le thème de la rigidité des eaux du fleuve, des lacs, et même de la mer, revient tout au long du poème avec des variantes : les grands glaçons susceptibles de se briser (fragiles... aquae, v. 27 ; immotas aquas, v. 38 ; durum... aequor, v. 39 ; rigidas... aquas, v. 48. ; la disparition de toute fluidité permet des gestes ahurissants : marcher à la surface, devenue une carapace glissante, et Ovide semble encore sous le coup de la surprise ! Calcavimus.
■ L’hostilité générale
• La nature
Mais le poète ne semble nullement désireux d’évoquer la beauté que pourrait présenter un tel spectacle : le « gel de marbre » (v. 10) est insensibilité plutôt que splendeur. C’est que l’hiver est porteur d’écrasement et de mort. Tandis que règne Borée, Ovide doit constater : has gentes premi , « les peuples d’ici – près de moi – sont écrasés » ; la mer aussi, testa premebat aquas (v. 38). Les animaux en sont victimes : l’envol des dauphins – toujours sentis par les Latins comme proches des hommes – est impossible (v. 44) ; et la vue de poissons encore vivants pris par la glace, ligotés – tels des captifs – semble avoir horrifié Ovide (v.49, 50) ; trop de cruauté dans ce monde pour y sentir de la beauté.
L’hostilité des éléments se traduit aussi par l’emploi du vocabulaire militaire : profondeurs « assiégées », navires « prisonniers » (v.46, 47).
• Les ennemis humains
L’hiver se fait l’allié d’autres ennemis : les peuples qui encerclent la région et peuvent l’envahir en profitant de ces ponts paradoxaux que sont désormais les courants, pris par les glaces. Ovide sent bien à quel point cela doit être invraisemblable pour son lecteur et a soin de préciser novos pontes, des ponts qu’il n’avait jamais imaginés !
Et l’on retrouve les Barbares, Sarmates, Besses et Gètes, dont les noms s’accumulaient au vers 5 avec une coordination insistante – que le poète utilise aussi au vers 11, et Boreas et nix. Les lourds chariots barbares ont tôt fait de déferler (v .34), prêts à remporter le butin, ainsi que les cavaliers et leurs flèches particulièrement redoutables puisqu’elles comportent des sortes de crochets, hamatis, et sont empoisonnées, virus inest (v.63, 64).
Ovide s’intéresse alors au sort des malheureux qui l’entourent. Il ne les avait « croqués » que très rapidement dans les débuts du poème, indiquant leur tenue bien différente de celle du Romain : pas de toge, mais des fourrures et des pantalons cousus, si étranges, (v.19) ; pour leur visage, outre la barbe blanchie, Ovide n’indiquait que la surprise des glaçons tintinnabulant à leurs cheveux ; pour parler de leur ensemble, aucune marque un peu personnelle ; le poète n’utilise que la troisième personne du pluriel ou le passif impersonnel, itur (v. 31). Pour le poète, ce sont des « ils », indistincts.
Mais il s’agit par la suite de les montrer dans leur statut de victimes, et cette fois la compassion est nettement sensible. L’ennemi ravage le sol, humum (v. 54), mais ce sol est habité. Plusieurs groupes sont mentionnés : alii (v. 57), pars (v. 61), pars (v. 63) : fuite éperdue, captivité, mort du fait des flèches empoisonnées. La pitié d’Ovide pour ces innocents (v. 66) s’exprime dans le bilan des pertes : ruris opes parvae, quas divitias incola pauper habet ; il sait bien que pour un pauvre, la richesse est faite de peu ! Pitié pour les captifs arrachés à leur lare (v.62), ce foyer avec la valeur religieuse que lui accorde un Romain– et il est intéressant de sentir qu’à ce peuple victime Ovide attribue ici les divinités qu’il a lui-même implorées quand il a dû quitter son foyer de Rome. Il connaît l’horreur d’abandonner sa patrie. Pitié – misere – pour la douleur des blessés voués à la mort.
Ovide, dans la fin de ce poème, en vient à manifester une réelle compréhension à l’égard de ces malheureux. Tous les hommes vivent ici dans une angoisse permanente, trepidant formidine belli ; visible ou non, l’ennemi les écrase, pourquoi dans de telles conditions tenter de cultiver ? Dès lors, il semble excuser, mettre hors de cause les habitants pour plutôt accuser le territoire de l’état de déréliction du paysage. Ce sont locus hic, regio qui sont sujets (v.69, 73).
Or, dans cette ultime évocation, tout est négation : nec quisquam (v. 68), in-ers (v. 70), non (v. 71), nec (v. 72), negat (v. 73), et sine répété au vers 75. Ce pays est le contraire du séjour plaisant selon le cœur d’un Latin, ni culture, ni vignoble, ni verger, ni même le feuillage des arbres. Pays à fuir (loca non adeunda), mais dont il comprend que ses habitants lui soient attachés.
Or dans ce poème-ci, pas d’apitoiement sur lui-même ; les habitants des bords de l’Hister n’apparaissent plus cette fois comme des Barbares mais dans leur statut de victimes, eux qui vivent si péniblement dans un monde où la brutalité des forces de la nature conspire avec celle des peuples voisins.
Et ici s’exprime la sympathie profonde du poète exilé à l’égard de ces humains, ses« frères humains ».